mercredi 21 mars 2007

DIALOGUE I
Paysages urbains - de Clichy à New York -




Félie Pastorello-Boidi


Dans la construction du site, le choix des toiles, dessins…, vous avez privilégié trois « thématiques » : paysages urbains, portraits et personnages (série de rencontres). Pourquoi ce choix ?

Agata Machay

Les raisons du choix sont pragmatiques, je désirais montrer des travaux récents qui datent de mon arrivée à Paris, où je vis maintenant. Quand on vient de la campagne, la grande ville est toujours un choc psychique, émotionnel, intellectuel, et pour un peintre, esthétique. Une multitude de formes, de couleurs, d’atmosphère, créant des univers très disparates, vous assiègent.

Passer du quartier de l’Ecole des Beaux Arts où j’ai travaillé de 1994 à 1998 à Clichy où j’habite, c’était passer d’un paysage urbain chargé d’un passé culturel qui donne une certaine unité au quartier, à un paysage disparate, où le moderne ‘’bon marché’’ (et on sait combien c’est laid, le moderne bon marché !) côtoie des immeubles en brique des années trente, etc. Une impression donc d’hétérogénéité, voire de chaotique qui varient en intensité d’un lieu à un autre…

Félie Pastorello-Boidi

Les premiers paysages peints appartiennent donc à la découverte de Clichy, c’est-à-dire la proche banlieue ?

Agata Machay

Oui. Je rentrais de vacances, je venais de ma campagne polonaise, et je trouvais Clichy sale, moche... hybride… J’ai eu envie d’explorer, interroger cette laideur. Nous vivons le plus souvent dans des espaces d’une laideur attristante, déprimante, or les humains - je le crois - ont un besoin vital d’esthétique. Comment trouver son esthétique dans un environnement qui vous nie ?

Pour un peintre, une manière de défi. Tous les jours, pendant un an, j’ai regardé par la fenêtre de notre appartement au 6è étage, le périmètre de bâtiments visibles, des constructions récentes sans architecture véritable comme les immeubles récents, l'école.…

A force de regarder, je finissais par ne plus voir que des formes abstraites. Ces processus d’abstraction sont très intéressants, la perception du cadre change constamment, le chaos, le banal urbain de l’architecture répétitive… s’y ordonnent… « s’esthétisent » en quelque sorte sous le pinceau… à mon insu… un angle, une lumière … un éphémère sentiment de beauté peut surgir qui vous relance…

Félie Pastorello-Boidi

.... à votre insu ? Vous disiez la nécessité vitale du beau pour les humains !

Agata Machay

Oui… mais je ne cherche pas à faire « beau », à rendre beau le laid, ce serait malhonnête et ridicule pour les gens qui subissent cette laideur, mais çà et là du « beau » peut surgir, surprendre, se révéler au détour. Je pense qu’il s’agit d’une chaîne d’effets où ‘copulent’ l’observation, (je veux parler de l’angle de vue de l’observateur), l’état psychique, mental de celui-ci, la lumière dont l’intensité varie en fonction du moment, de la saison… Dans ces interactions multiformes, hétérogènes, chaque observation devient un moment unique, privilégié où «le beau» finit par apparaître. «Beau» étant entendu au sens d’«effets inattendus et éphémères» que l’on souhaite fixer.

Félie Pastorello-Boidi

Vous rejoignez quelque part William Klein qui découvrait – quarante ans plus tard - une certaine beauté aux photos de New York, alors qu’il avait cherché à montrer la laideur chaotique, menaçante de New York, il emploie même le mot « d’innocence ». Quelque chose l’avait débordé…

Agata Machay

Je ne me souvenais pas de cette remarque. Oui, c’est un peu çà… Vous m’offrez là une transition, puisque ce sont ses photos de New York qui ont servi de déclencheur pour une nouvelle série de paysages urbains. J’avais vu son exposition sur Moscou au Centre Pompidou, plus tard, j’ai acheté l’album New York.

Mais c’est après la série de toiles sur Clichy en 2001-2002 que le catalogue de photos est devenu bréviaire. William Klein a tenté de capter la ville certes en photographe, mais peut-être et surtout, me semble-t-il, en peintre. Je découvrais des affinités entre le travail que je venais de faire et sa propre recherche. Une nouvelle aventure commença… une aventure très intense émotionnellement, intellectuellement. Je devais relever un autre défi : être confronté à d’autres formes de chaos urbains plus impressionnants, plus hallucinatoires que les paysages urbains de Clichy. Le conflit entre l’ancienne architecture et la nouvelle modernité était plus violent à New York qu’à Clichy !

Félie Pastorello-Boidi

D’où les grands formats ?

Agata Machay

Oui. Mais pas toujours. Dans les grands formats le contraste souvent violent des couleurs sombres et claires, le contraste de masses noires sans détails et de traits verticaux, étaient aussi pour moi une manière de suggérer du bruit de ville moderne.

Félie Pastorello-Boidi

Après avoir vu vos toiles «new-yorkaises» dans votre atelier, le hasard des programmations m’a permis de voir ou de revoir, à l’Action Christine, des films noirs américains des années cinquante, certains avaient pour cadre New York. Je me souviens avoir été frappée par la similitude de certaines perspectives. En particulier, le film d’Abraham Polonsky, Force of Evil, en noir et blanc, où un certain New York des années 48 ressemble comme deux gouttes d’eau au New York photographié par Klein. Je revois encore une rue en goulot, une manière de métaphore pour le piège, qui m’avait rappelé une toile de moyen format qui, non seulement évoquait la même atmosphère angoissante dans des tons gris d’une grande variété, mais le format lui-même - un long rectangle en hauteur - venait accentuer cet effet d’étranglement si inquiétant …

Agata Machay

J’allais y venir. Le cinéma a été une autre nourriture visuelle, émotionnelle, plus secrète peut-être, mais efficace. Une amie fana du cinéma noir américain avait attiré mon attention sur ce New York cinématographique. J’ai alors vu le film dont vous parlez, Force of Evil, et vu et revu le film de Jules Dassin, The Naked City, (La cité sans voiles en français), New York en est le personnage principal, un New York en mouvement, fascinant, avec des vues aériennes et des plans rapprochés, à couper le souffle. Le New York « arrêté » de la photographie se mettait en mouvement, je devenais en quelque sorte le photographe qui arpentait la ville, en captait des fragments… Certaines de mes toiles peuvent être considérées comme une collision d’impressions visuelles, émotionnelles entre les images de Klein et celles de Dassin.

Félie Pastorello-Boidi

Par exemple ?

Agata Machay

La toile intitulée "La gare" (voir Galerie II), dans le film de Dassin on entrevoit un plan qui ressemble étrangement à une photo de K. ; les immeubles qui babélisent le ciel et semblent s’organiser autour d’un point, dessinant des formes cubiques un peu étranges [ ] ; les perspectives de rue, d’escaliers en goulot… Autant d’impressions visuelles fortes qui se sont superposées, renforcées, auxquelles mes pinceaux ont donné forme picturale. La ville aux mille yeux, la nuit, du dessin que vous avez achété, vient aussi de là, de ce phagocytage d’impressions cinétiques, photographiques - et réelles, le Clichy de ma fenêtre !

Une de mes amies m’a dit avoir retrouvé l’atmosphère de romans américains…

Félie Pastorello-Boidi

New York semble avoir cristallisé quelque chose de ce passage de l’Europe de l‘Est à l’Europe de l’Ouest, toujours violent. New York, votre ville-métaphore… au sens du grec metaphora, c’est-à-dire qui « transporte » ? Votre manière d’apprivoiser le chaotique urbain des sociétés hypercapitalistes pour maîtriser le passage d’un monde à un autre ? Mais, c’est une autre question sur laquelle nous reviendrons.